dimanche 10 mars 2013

Goya et la guerilla

Pour ce billet, on prend la direction de l’Espagne, avec comme point de départ, deux tableaux de Goya (1746-1828) peints en 1814, Dos De Mayo et Tres de Mayo. Ces deux oeuvres relatent les évènements de deux journées de mai 1808 qui marquent le début de la Guerre d’Espagne, un conflit très dur entre les troupes napoléoniennes et une insurrection espagnole soutenue par le Royaume-Uni.

Autoportrait de Goya (1815)


Commençons par un petit retour dynastique en arrière pour situer les évènements.
En 1700,  le trône d’Espagne est occupé par Charles II, un Habsbourg à la santé fragile et sans postérité. Avant de mourir, il désigne pour lui succéder le petit-fils de Louis XIV, qui règne depuis 57 ans déjà de l’autre côté des Pyrénées. Ce Philippe V d’Espagne est le premier des « Bourbons d’Espagne », dynastie qui règne encore aujourd’hui avec Juan Carlos.

Les Bourbons n'ont pas régné sans discontinuité depuis 1700 en Espagne : ce pays a également été dirigé par de grands démocrates d'origine roturière


Mais les Habsbourg d’Autriche, une branche cadette des Habsbourg d’Espagne, ont leur propre candidat pour le trône espagnol  : l’archiduc Charles. Ils sont à la tête du saint Empire Germanique et l’archiduché d’Autriche, et sont soutenus par de nombreuses cours européennes (Grande Bretagne, Provinces Unies, Prusse, etc.) qui n’étaient pas très enthousiastes à l’idée de voir la famille Bourbon régner sur la France et l’Espagne, avec le risque de voir les deux couronnées unies à plus ou moins longue échéance, par le jeu des mariages consanguins…


Edouard VII d'Angleterre, issu du mariage de sa mère la reine Victoria avec son cousin germain Albert de Saxe-Cobourg-Gotha

On était donc parti pour une bonne petite guerre qui dura de 1701 à 1714, dite guerre de succession d’Espagne, avec des affrontements un peu partout en Europe occidentale (Espagne mais aussi Italie, Bavière, Pays-Bas). Ce conflit est vite impopulaire et ruineux pour les belligérants. Les campagnes militaires se suivent sans résultat décisif : l’issue du conflit est diplomatique, avec la paix d’Utrech, qui confirme Philippe V sur le trône de l’Espagne, mais avec beaucoup de concessions. Par exemple, Gibraltar devient anglaise (elle avait été conquise par un corps expéditionnaire britannique pendant le conflit), et la France cède l’Acadie, Terre Neuve et la Baie d’Hudson au Royaume-Uni. Last but not least, Philippe V renonce à ses droits à la couronne française pour lui et sa descendance.

Philippe V d'Espagne

En 1808, date des évènements peints par Goya, c’est un descendant de Philippe V qui règne en Espagne, il s’agit de Charles IV.  Depuis un siècle, l’Espagne est une monarchie absolue en déclin, mal administrée et aux grandes inégalités. L’économie est sous perfusion des richesses importées du nouveau Monde. L’empire espagnol est concurrencé par ceux de la France et du Royaume Uni (dont la révolution industrielle est déjà engagée). L’Eglise catholique a une très grande influence dans le pays, où l’Inquisition existe d’ailleurs toujours (elle sera définitivement abolie en 1834).

Exemple de méthode d'interrogatoire innovante employée par l'Inquisition pour confondre les hérétiques sous l'influence du Malin

Après des relations avec la France révolutionnaire difficiles (l’Espagne, comme de nombreuses cours européennes, tenta sans succès de sauver la tête de cousin Louis Capet, ci-devant roi de France), l’Espagne forma une alliance avec Bonaparte en 1801, contre l’Angleterre et son relais continental le Portugal (qui importe tous ses produits manufacturés d’Albion). Les flottes françaises et espagnoles connurent cependant un sort funeste à la bataille de Trafalgar en 1805 (remportée par Nelson, qui y laissera la vie). C’est ce qui oblige Napoléon (entre temps devenu empereur) à abandonner ses projets de « descente » en Angleterre, et à adopter la stratégie du blocus continental. Blocus largement mis à mal par le débouché portugais pour les produits anglais… d’où l’envoi fin 1807 d’un contingent français, qui traverse l’Espagne avec l’accord du gouvernement espagnol (moyennant la promesse d’un partage avantageux du territoire portugais… Voir traité de Fontainebleau de 1807).

Là où tout se complique, c’est que Charles IV est un roi faible, mou et borné, dominé par sa femme et son favori Godoy (qui accessoirement était selon certaines sources l’amant de la reine). 

La famille royale, par Goya.
"une galerie de monstres dégénérés aux visages arrogants, cruels et cupides" (Jean Tulard)


Son fils Ferdinand est entouré d’un noyau d’opposants voulant faire chuter Godoy. Profitant du mécontentement populaire bien établi dans le pays, et à la faveur d’un contexte politique tendu par la présence de troupes françaises en divers endroits du pays, les agents de ce parti provoquent une émeute le 17 mars, qui prend d’assaut le palais de Godoy et menace le roi réfugié dans le palais royal d’Aranjuez. Sous la pression populaire, Charles IV abdique alors le 19 mars en faveur de son fils qui devient Ferdinand VII, auréolé d’un large soutien populaire.

Ferdinand VII d'Espagne


Le roi déchu Charles IV en appelle à l’arbitrage de Napoléon. Celui-ci donne rendez-vous au père, à la mère et au fils à Bayonne pour organiser une médiation. C’est là qu’ils apprendront la nouvelle des évènements de Madrid relatés par Goya.  

Un contingent français dirigé par Murat occupe Madrid depuis fin mars. Murat est un des personnages les plus haut en couleur de l’Empire : issu d’un milieu très modeste, il s’engage très tôt  dans l’armée, et gravit tous les échelons à la faveur des guerres de la Révolution. Repéré par Napoléon, il épouse sa sœur Caroline, est fait maréchal d’Empire, et deviendra roi de Naples. Il est aussi célèbre pour ses tenues excentriques et chamarrées, et ses talents de cavalier et de meneur d’hommes.

Joachim Murat

Le 2 mai, une émeute éclate à Madrid alors que le parti français organise l’envoi à Bayonne d’autres membres de la famille royale espagnole, notamment le plus jeune fils de Charles IV, l’infant Francisco. L’aide de camp de Murat chargé du transfert essuie une échauffourée contre un petit parti espagnol : plusieurs espagnols sont tués par des soldats français. La ville s’embrase aussitôt, la foule courant aux armes et massacrant tous les Français isolés. Murat fait intervenir massivement ses troupes stationnées aux environs de la ville, dont des mameluks de la Garde Impériale, une unité créée à la suite de l’expédition d’Egypte de 1798. Le cavalier au centre du tableau Dos de Mayo est l’un de ces cavaliers d’élite richement équipés.

Dos de Mayo, par Goya


Une commission militaire française juge et condamne à mort tous les émeutiers pris les armes à la main. 400 Espagnols sont fusillés le lendemain 3 mai.

Tres de Mayo, par Goya

A Bayonne, Napoléon profite de la division au sein de la famille royale. Il obtient par la menace le renoncement au trône de Ferdinand VII, suivi de l’abdication de Charles IV, en faveur d’un prince français, dont le choix est à la discrétion de Napoléon… L’empereur se méprend profondément sur les dispositions du peuple espagnol, qu’il imagine las de la médiocrité de ses dirigeants Bourbon, et demandeur de réformes. Il pense qu’il est possible de faire de l’Espagne un royaume placé dans l’orbite française, avec des intérêts communs, comme cela a été fait avec succès pour le Royaume de Naples dirigé par son frère Joseph par exemple. Et c’est justement son frère aîné qu’il choisit pour régner sur l’Espagne, sous le nom de Joseph Ier.

Joseph Ier d'Espagne

« Du piège tendu à la famille royale à la répression impitoyable d’une insurrection –qui elle-même ne lésinait pas sur les moyens—en passant par la confiscation de la couronne au profit d’un Bonaparte ou par les erreurs stratégiques, l’affaire illustre parfaitement l’aveuglement dont commençait à souffrir l’empereur des Français, grisé par ses succès (…) » (Thierry Lentz). La guerre d’Espagne qui commence en 1808 marque un tournant moral. Depuis la Révolution, toutes les guerres de la France sont des guerres défensives, où l’on résiste à l’agression des monarchies absolues d’Europe qui ne peuvent souffrir cette France révolutionnaire. C’est le cas par exemple de la Troisième Coalition de 1805 (bataille d’Austerlitz notamment), ou de la Quatrième de 1806-1807 (principales batailles : Iéna, Eylau, Friedland).

La guerre d’Espagne est au contraire une guerre déclenchée par Napoléon, et qui ne répond pas à un impératif de défense nationale. Pour la première fois, la nation « agressée » est de l’autre bord. C’est aussi la première guerre « asymétrique » de l’ère moderne, où une armée très supérieure en moyens occupe un pays dont la population civile se soulève. Le terme de « guerilla » (littéralement, petite guerre) a justement été employé pour la première fois à propos de ce conflit. Il durera jusqu’à la première abdication de Napoléon, avec un coût financier, moral et humain très grand pour l’Empire. Ce sera une des causes de sa défaite finale.

Marbot est alors aide de camp de Murat, il écrit : « Comme militaire, j’avais dû combattre des hommes qui attaquaient l’armée française, mais je ne pouvais m’empêcher de reconnaître dans mon for intérieur que notre cause était mauvaise, et que les Espagnols avaient raison de chercher à repousser des étrangers qui, après s’être présentés chez eux en amis, voulaient détrôner leur souverain et s’emparer du royaume par la force ! Cette me paraissait donc impie, mais j’étais soldat et je ne pouvais refuser de marcher sans être taxé de lâcheté ! … la plus grande partie de l’armée pensait comme moi, et cependant obéissait de même ! … ». On est loin de l’enthousiasme des volontaires de la Ière République, ou des grognards des premières guerres de l’Empire !

Progressivement, en réaction au « système » napoléonien, on verra d’ailleurs émerger une conscience nationale dans plusieurs autres monarchies absolues d’Europe (Prusse par exemple). Cela préfigure les révolutions du XIXe qui conduiront à l’unification de l’Allemagne en 1871 par exemple. 

Proclamation de l'Empire d'Allemagne dans la galerie des glaces de Versailles en 1871

Sources
Thierry Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, Tome II, chapitres XV et XVI, Fayard
Général Baron de Marbot, Mémoires, tome I, chapitre XL, Mercure de France

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