Pour ce billet, on prend la direction de l’Espagne, avec
comme point de départ, deux tableaux de Goya (1746-1828) peints en 1814, Dos De Mayo et
Tres de Mayo. Ces deux oeuvres relatent les évènements de deux journées de mai
1808 qui marquent le début de la Guerre d’Espagne, un conflit très dur entre
les troupes napoléoniennes et une insurrection espagnole soutenue par le
Royaume-Uni.
Autoportrait de Goya (1815) |
Commençons par un petit retour dynastique en arrière pour
situer les évènements.
En 1700, le trône
d’Espagne est occupé par Charles II, un Habsbourg à la santé fragile et sans
postérité. Avant de mourir, il désigne pour lui succéder le petit-fils de Louis
XIV, qui règne depuis 57 ans déjà de l’autre côté des Pyrénées. Ce Philippe V d’Espagne
est le premier des « Bourbons d’Espagne », dynastie qui règne encore
aujourd’hui avec Juan Carlos.
Les Bourbons n'ont pas régné sans discontinuité depuis 1700 en Espagne : ce pays a également été dirigé par de grands démocrates d'origine roturière |
Mais les Habsbourg d’Autriche, une branche cadette des Habsbourg d’Espagne,
ont leur propre candidat pour le trône espagnol : l’archiduc Charles. Ils sont à
la tête du saint Empire Germanique et l’archiduché d’Autriche, et sont soutenus
par de nombreuses cours européennes (Grande Bretagne, Provinces Unies, Prusse,
etc.) qui n’étaient pas très enthousiastes à l’idée de voir la famille Bourbon régner
sur la France et l’Espagne, avec le risque de voir les deux couronnées unies à
plus ou moins longue échéance, par le jeu des mariages consanguins…
Edouard VII d'Angleterre, issu du mariage de sa mère la reine Victoria avec son cousin germain Albert de Saxe-Cobourg-Gotha |
On était donc parti pour une bonne petite guerre qui dura de
1701 à 1714, dite guerre de succession d’Espagne, avec des affrontements un peu
partout en Europe occidentale (Espagne mais aussi Italie, Bavière, Pays-Bas).
Ce conflit est vite impopulaire et ruineux pour les belligérants. Les campagnes
militaires se suivent sans résultat décisif : l’issue du conflit est
diplomatique, avec la paix d’Utrech, qui confirme Philippe V sur le trône de
l’Espagne, mais avec beaucoup de concessions. Par exemple, Gibraltar devient
anglaise (elle avait été conquise par un corps expéditionnaire britannique
pendant le conflit), et la France cède l’Acadie, Terre Neuve et la Baie
d’Hudson au Royaume-Uni. Last but not least, Philippe V renonce à ses droits à
la couronne française pour lui et sa descendance.
Philippe V d'Espagne |
En 1808, date des évènements peints par Goya, c’est un
descendant de Philippe V qui règne en Espagne, il s’agit de Charles IV. Depuis un siècle, l’Espagne est une monarchie
absolue en déclin, mal administrée et aux grandes inégalités. L’économie est sous perfusion des richesses importées du
nouveau Monde. L’empire espagnol est concurrencé par ceux de la France et du
Royaume Uni (dont la révolution industrielle est déjà engagée). L’Eglise catholique a une très grande influence dans le
pays, où l’Inquisition existe d’ailleurs toujours (elle sera définitivement
abolie en 1834).
Exemple de méthode d'interrogatoire innovante employée par l'Inquisition pour confondre les hérétiques sous l'influence du Malin |
Après des relations avec la France révolutionnaire
difficiles (l’Espagne, comme de nombreuses cours européennes, tenta sans succès
de sauver la tête de cousin Louis Capet, ci-devant roi de France), l’Espagne forma une alliance avec Bonaparte en 1801, contre l’Angleterre et son relais continental
le Portugal (qui importe tous ses produits manufacturés d’Albion). Les flottes
françaises et espagnoles connurent cependant un sort funeste à la bataille de
Trafalgar en 1805 (remportée par Nelson, qui y laissera la vie). C’est ce qui oblige Napoléon (entre temps devenu empereur) à
abandonner ses projets de « descente » en Angleterre, et à adopter la
stratégie du blocus continental. Blocus largement mis à mal par le débouché
portugais pour les produits anglais… d’où l’envoi fin 1807 d’un contingent
français, qui traverse l’Espagne avec l’accord du gouvernement espagnol (moyennant
la promesse d’un partage avantageux du territoire portugais… Voir traité de
Fontainebleau de 1807).
Là où tout se complique, c’est que Charles IV est un roi
faible, mou et borné, dominé par sa femme et son favori Godoy (qui accessoirement était selon
certaines sources l’amant de la reine).
La famille royale, par Goya. "une galerie de monstres dégénérés aux visages arrogants, cruels et cupides" (Jean Tulard) |
Son fils Ferdinand est entouré d’un
noyau d’opposants voulant faire chuter Godoy. Profitant du mécontentement
populaire bien établi dans le pays, et à la faveur d’un contexte politique
tendu par la présence de troupes françaises en divers endroits du pays, les agents
de ce parti provoquent une émeute le 17 mars, qui prend d’assaut le palais de
Godoy et menace le roi réfugié dans le palais royal d’Aranjuez. Sous la
pression populaire, Charles IV abdique alors le 19 mars en faveur de son fils
qui devient Ferdinand VII, auréolé d’un large soutien populaire.
Ferdinand VII d'Espagne |
Le roi déchu Charles IV en appelle à l’arbitrage de
Napoléon. Celui-ci donne rendez-vous au père, à la mère et au fils à Bayonne pour
organiser une médiation. C’est là qu’ils apprendront la nouvelle des évènements
de Madrid relatés par Goya.
Un contingent français dirigé par Murat occupe Madrid depuis
fin mars. Murat est un des personnages les plus haut en couleur de
l’Empire : issu d’un milieu très modeste, il s’engage très tôt dans l’armée, et gravit tous les échelons à
la faveur des guerres de la Révolution. Repéré par Napoléon, il épouse sa sœur
Caroline, est fait maréchal d’Empire, et deviendra roi de Naples. Il est aussi
célèbre pour ses tenues excentriques et chamarrées, et ses talents de cavalier
et de meneur d’hommes.
Joachim Murat |
Le 2 mai, une émeute éclate à Madrid alors que le parti
français organise l’envoi à Bayonne d’autres membres de la famille royale
espagnole, notamment le plus jeune fils de Charles IV, l’infant Francisco. L’aide
de camp de Murat chargé du transfert essuie une échauffourée contre un petit
parti espagnol : plusieurs espagnols sont tués par des soldats français. La
ville s’embrase aussitôt, la foule courant aux armes et massacrant tous les Français
isolés. Murat fait intervenir massivement ses troupes stationnées aux environs
de la ville, dont des mameluks de la Garde Impériale, une unité créée à la
suite de l’expédition d’Egypte de 1798. Le cavalier au centre du tableau Dos de
Mayo est l’un de ces cavaliers d’élite richement équipés.
Dos de Mayo, par Goya |
Une commission militaire française juge et condamne à mort
tous les émeutiers pris les armes à la main. 400 Espagnols sont fusillés le
lendemain 3 mai.
Tres de Mayo, par Goya |
A Bayonne, Napoléon profite de la division au sein de la
famille royale. Il obtient par la menace le renoncement au trône de Ferdinand
VII, suivi de l’abdication de Charles IV, en faveur d’un prince français, dont
le choix est à la discrétion de Napoléon… L’empereur se méprend profondément
sur les dispositions du peuple espagnol, qu’il imagine las de la médiocrité de
ses dirigeants Bourbon, et demandeur de réformes. Il pense qu’il est possible
de faire de l’Espagne un royaume placé dans l’orbite française, avec des intérêts communs, comme cela a
été fait avec succès pour le Royaume de Naples dirigé par son frère Joseph par
exemple. Et c’est justement son frère aîné qu’il choisit pour régner sur l’Espagne,
sous le nom de Joseph Ier.
Joseph Ier d'Espagne |
« Du piège tendu à la famille royale à la répression
impitoyable d’une insurrection –qui elle-même ne lésinait pas sur les moyens—en
passant par la confiscation de la couronne au profit d’un Bonaparte ou par les
erreurs stratégiques, l’affaire illustre parfaitement l’aveuglement dont
commençait à souffrir l’empereur des Français, grisé par ses succès (…) »
(Thierry Lentz). La guerre d’Espagne qui commence en 1808 marque un tournant
moral. Depuis la Révolution, toutes les guerres de la France sont des guerres
défensives, où l’on résiste à l’agression des monarchies absolues d’Europe qui
ne peuvent souffrir cette France révolutionnaire. C’est le cas par exemple de
la Troisième Coalition de 1805 (bataille d’Austerlitz notamment), ou de la
Quatrième de 1806-1807 (principales batailles : Iéna, Eylau, Friedland).
La guerre d’Espagne est au contraire une guerre déclenchée par Napoléon, et qui ne répond pas à un impératif de défense
nationale. Pour la première fois, la nation « agressée » est de l’autre
bord. C’est aussi la première guerre « asymétrique » de l’ère
moderne, où une armée très supérieure en moyens occupe un pays dont la
population civile se soulève. Le terme de « guerilla »
(littéralement, petite guerre) a justement été employé pour la première fois à
propos de ce conflit. Il durera jusqu’à la première abdication de Napoléon, avec
un coût financier, moral et humain très grand pour l’Empire. Ce sera une des
causes de sa défaite finale.
Marbot est alors aide de camp de Murat, il écrit : « Comme
militaire, j’avais dû combattre des hommes qui attaquaient l’armée française,
mais je ne pouvais m’empêcher de reconnaître dans mon for intérieur que notre
cause était mauvaise, et que les Espagnols avaient raison de chercher à
repousser des étrangers qui, après s’être présentés chez eux en amis, voulaient
détrôner leur souverain et s’emparer du royaume par la force ! Cette me
paraissait donc impie, mais j’étais soldat et je ne pouvais refuser de marcher
sans être taxé de lâcheté ! … la plus grande partie de l’armée
pensait comme moi, et cependant obéissait de même ! … ». On est loin
de l’enthousiasme des volontaires de la Ière République, ou des grognards des
premières guerres de l’Empire !
Progressivement, en réaction au « système »
napoléonien, on verra d’ailleurs émerger une conscience nationale dans plusieurs
autres monarchies absolues d’Europe (Prusse par exemple). Cela préfigure les
révolutions du XIXe qui conduiront à l’unification de l’Allemagne en 1871 par
exemple.
Proclamation de l'Empire d'Allemagne dans la galerie des glaces de Versailles en 1871 |
Sources
Thierry Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, Tome II, chapitres XV et XVI, Fayard
Général Baron de Marbot, Mémoires, tome I, chapitre XL, Mercure de France